17 nov. 2009

Tropique (suite)

Debout dans la cour avec un œil de verre, seule la moitié du monde est intelligible. Les pierres sont humides et moussues, et dans les crevasses se tapissent les oiseaux noirs. Une énorme porte barre l'entrée de la cave; les marches sont glissantes et souillées de crottin de chauve-souris. La porte se gonfle et cède, les gonds sont croulants, mais la plaque d'émail est en parfaite condition; elle dit : "N'oubliez pas de fermer la porte! " Pourquoi fermer la porte ? Je ne comprends pas. Je regarde à nouveau la plaque, mais elle n'y est plus; à sa place, une vitre en couleurs. J'enlève mon œil artificiel, je crache dessus, je le polis avec mon mouchoir.

Une femme est assise sur un dais au-dessus d'un immense pupitre en bois sculpté; elle a un serpent autour du cou. La salle entière est tapissée de livres et d'étranges poissons qui nagent dans des globes de couleur; il y a des cartes terrestres et marines sur le mur, des cartes de Paris avant la peste, des cartes du monde antique, de Carthage, de Carthage avant et après le sac. Dans un coin de la chambre, je vois un lit en fer et un cadavre dessus; la femme se lève avec lassitude, enlève le cadavre du lit, et, distraitement, le jette par la fenêtre. Elle revient au massif bureau sculpté, sort un poisson rouge du globe et l'avale. Lentement la chambre commence à tourner et un à un les continents glissent dans la mer; il ne reste que la femme, mais son corps n'est qu'une masse géographique.

Je me penche par la fenêtre et la tour Eiffel et du champagne qui fuse; elle est entièrement construite avec des chiffres et enveloppée d'un linceul de dentelle noire. Les égouts gargouillent furieusement. Partout des toits, chargés d'exécrables dessins géométriques. On m'a éjecté du monde comme une cartouche. Un brouillard épais s'est installé, la terre est barbouillée de graisse figée. Je peux sentir la ville palpiter, comme si elle était un cœur à l'instant extrait d'un corps tiède.

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