3 nov. 2009

La matière des idées : entretien avec Jack Goody [klik me]

Si on avait oublié que l’objet de l’anthropologie, c’est l’homme, l’œuvre de Jack Goody est là pour le rappeler. Des alphabets aux fleurs, de la cuisine à la famille, des religions aux renaissances (son objet du moment), ses travaux impressionnent par l’ampleur et par le style. Visée théorique générale, érudition universelle, comparaisons grand angle (Europe, Afrique, Inde, Chine, Proche et Moyen-Orient), mises en relation tous azimuts (ce que l’amour des bouquets doit à l’invention de la charrue, Euclide à celle de l’écriture, l’Occident à l’Islam – ne lui en déplaise –, etc.) : ce matin-là à Bouzigues, le village de l’Hérault où il réside lors de ses séjours en France, nous avions un peu l’impression de manger des croissants avec Marcel Mauss.

Si Goody n’avait pas de sérieuses réserves envers Mauss, à ses yeux coupable, comme bien d’autres anthropologues, d’avoir tracé un Grand Partage entre l’Occident et le reste du monde, la comparaison ne serait pas tout à fait absurde. De la même manière que Mauss a sidéré son monde, un beau jour, en rassemblant sous la catégorie « techniques du corps » tout un ensemble d’observations éparses, éclairant du même coup ce que le social fait au corps et le corps au social, Goody a stupéfait ses lecteurs en rapprochant, lui aussi, deux termes dont l’entrechoc n’a pas fini de produire des étincelles : « technologie de l’intellect ». C’est ainsi qu’il propose de considérer l’écriture, cet art graphique du langage dont l’invention, il y a 5000 ans, a bouleversé le cours de l’aventure humaine.

La pensée, activité purement idéale ? L’écriture, simple notation de la parole ? Loin de là. D’une part, comme n’importe quelle autre pratique, la nage ou la guerre, le sexe ou la chasse, la pensée en passe par des techniques ; d’autre part, en tant qu’outil de la pensée, l’écriture a des effets d’une puissance sans pareil. Des effets cognitifs, évidemment : écrire, c’est compiler, compiler permet de comparer, comparer invite à mesurer, dans la mesure s’élaborent des formes de raisonnement abstrait. Mais aussi des effets sociaux et politiques : forte de ses performances scientifiques et artistiques, la « raison graphique » subordonne la pensée orale, et avec elle les sociétés et les classes qui ne maîtrisent pas l’écriture – l’immense majorité des hommes jusque très récemment.

Depuis, Jack Goody a diversifié ses objets. Mais sa conception de l’écriture trace une ligne qui parcourt tout son travail : d’un côté, combat pied à pied contre l’ethnocentrisme, d’un livre à l’autre (non, l’Occident n’a pas inventé l’amour porté aux enfants, non, il n’est pas le seul à avoir connu une Renaissance) ; de l’autre, refus d’un relativisme qui nie les plus beaux progrès de l’humanité : à l’échelle macro-historique comme dans l’histoire d’une vie, l’invention, l’apprentissage et la maîtrise de certaines techniques, l’écriture en premier lieu, cela change tout. Égalité des intelligences, différences d’outillage : voilà l’universalisme goodien.

On sent venir l’objection. De ses sympathies communistes d’antan, Jack Goody n’aurait-il pas gardé un vieux fond techniciste ? Chercher à montrer ce que les activités humaines, jusqu’aux plus spirituelles, doivent à des technologies, fussent-elles de l’intellect, n’est-ce pas aussi réducteur que résumer la féodalité à ses moulins ou coupler les Soviets à l’électricité ? N’y a-t-il pas, chez Goody, un déterminisme ? C’est tout le contraire. Souligner l’importance des techniques, c’est dire nos facultés d’apprentissage, nos accroissements d’aptitude, nos capacités créatives : ouvert sur une politique de l’empowerment, le savoir de Goody est un matérialisme gai.

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par Stany Grelet, Éric Guichard & Aude Lalande

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