30 nov. 2009

29 nov. 2009

Samira Gloor Fedel / Berlin-Cinema (Titre provisoire) [klik me]


Synopsis

Une méditation sur le vide, celui de l'image, du cinéma, de la ville, du lieu. Berlin est une cité en creux et en noir et blanc, Wim Wenders y balade sa carcasse penchée et sa voix douce, Jean-Luc Godard lâche quelques phrases et Jean Nouvel trace les bâtiments en devenir. Des plans fixes dessinent des frontières mouvantes, la réalisatrice filme un road movie immobile où les longs travellings marquent des points de fuite. L'errance est seule certitude.


Extraits des dialogues

"Le problème de Berlin , aujourd'hui , (...) , c'est que c'est une ville qui a été construite par 3 vieux , ... Staline , Truman et .... à Potsdam ... C'était trois vieux guignols qui se sont amusés entre eux , à construire une ville d'une certaine manière et ils n'ont pas pensé que , deux ou trois ans après , il y avaient des enfants qui allaient naître dans ces villes " Jean-Luc Godard


Le mur existera toujours ,.... paradoxalement . Ils vont souffrir de ça , pendant toute notre vie, je pense ... enfin , pendant 20 ou 30 ans , ça restera la cicatrice , parce qu'on a opéré trop vite ... Wim Wenders


Le premier projet que j'ai fait , tout de suite après la démolition du mur , quand ils ont demandé ça à 5 ou 6 architectes internationaux , j'ai dit : "rallumer Berlin-Est" . Rallumer Berlin parce la différence qu'il y avait entre les deux villes était absolument énorme . Jean Nouvel


"Le cinéma , quand il est né , a tout de suite été , à la fois , artistique , documentaire , abstrait... Parce qu'il venait en noir et blanc . C'est à dire qu'il gardait le noir et blanc de l'écriture et de la page imprimée ." Jean-Luc Godard


Pendant très longtemps , pour moi , l'écriture était en opposition avec ma profession principale qui était de faire des images . Pour moi , l'écriture , c'était toujours l'obstacle . C'était toujours quelque chose qu'il fallait laisser derrière soi , pour arriver à produire des images .C'était toujours un mal nécessaire . Et ça a quand même pas mal changé . Je dirais même presque que c'est tourné dans son contraire . Aujourd'hui , de plus en plus , je me sens très à l'aise en écrivant . J'ai envie , j'ai besoin et je trouve de plus en plus que je suis capable de faire confiance aux paroles . Je m'exprime même peut-être mieux en paroles qu'en images et que c'est quelque chose qui n'est pas tellement lié à moi-même mais qui est lié au paysage de notre culture audiovisuelle qui a tellement changé depuis 10 ou 20 ans , ou disons depuis le quart de siècle que je fais du cinéma . Aujourd'hui , en effet , la parole est capable de mieux saisir le réel , la poésie , la vie ,que les images .Wim Wenders


"Quand on lit , c'est pas dans les mots , c'est pas dans les lignes qui sont écrites que c'est intéressant , mais c'est justement le blanc . Le vide entre les lignes , c'est là qu'on lit . Et j'ai toujours eu cette idée du cinéma que là où ça devient intéressant , c'est là où il n'y a rien . C'est entre les images ..." Wim Wenders


"La tombe d'Ozu ne porte pas de nom , seulement un signe chinois ancien "Mu" , qui signifie le vide : rien" Wim Wenders


"Dans ton métier , aussi bien que dans le mien , le vide , c'est quelque chose de ... d'extrêmement au centre , non ?" Wim Wenders à Jean Nouvel


"Les critiques me définissent comme architecte conceptuel . C'est à dire comme un architecte qui travaille plus avec les mots qu'avec le crayon . Je me méfie de l'intuition crayonnante . Le dessin fige alors ce que le mot libère . Je crois que l'architecte est un homme qui dit." Jean Nouvel


"Architectures et Cinéma sont très proches . L'architecture se vit , comme le cinéma , à travers une dimension de temps et de parcours . Penser , concevoir , lire une architecture s'exprime en terme de séquences . Édifier un bâtiment , c'est prévoir et vouloir des effets de contrastes et d'enchaînements liés à la succession des espaces que l'on traverse ". Jean Nouvel


"Ce que je vous envierai toujours ... J'ai envie de faire un film juste pour avoir le plaisir d'enlever tel truc, là . Clac ! Je coupe , j'enlève tel truc : je mets le mets le 2ème étage à la place du premier . C'est ça qui est formidable . A partir du moment où on a décidé que le chantier est lancé , il reste quoi ? ... 2% de marge de manoeuvre ..." Jean Nouvel à Wim Wenders

25 nov. 2009

Interview du réalisateur Stéphane Breton par Stéphane Breton

lui : Vous avez passé plusieurs années en Nouvelle-Guinée, dans la partie ouest de l’île qu’on appelle l’Irian Jaya, et qui est malheureusement devenue, depuis son invasion il y a une quarantaine d’années, une province indonésienne.
moi : Oui.
lui : Vous êtes parti là-bas pour faire votre métier d’ethnologue, et vous êtes revenu avec un film qui raconte vos relations avec les gens de la vallée de montagne où vous avez vécu.
moi : Oui.
lui : Ces gens ne s’attendaient pas à votre arrivée, ils ne vous connaissaient pas. Ils ont été surpris de vous voir ? Comment vous ont-ils accueilli ? Pourriez-vous nous en dire plus ?
moi : Oui.
lui : Tout à l’heure, devant la machine à café, vous m’avez dit qu’ils ont d’abord refusé que vous vous installiez chez eux. Vous avez dû les soudoyer pour qu’ils acceptent que vous montiez votre tente, et puis que vous construisiez votre maison,mais à l’écart du village, car vous faisiez peur aux femmes.
moi : Oui.
lui : Qu’est-ce que vous leur avez donné pour les amollir ? Des haches, je crois, non ?
moi : Oui.
lui : Ce face-à-face a duré plusieurs mois ? Il vous a fallu du temps pour faire partie du paysage, pour qu’on accepte de vous traiter comme un individu normal ?
moi : Oui.
lui : Le travail de l’ethnologue, ça consiste en quoi ? Vous vous installez quelque part, vous essayez d’avoir de bons rapports avec les gens, puis vous leur posez des questions, vous observez ce qui se passe ? Mais pour ça, il faut qu’on vous mette dans la confidence, qu’on n’aie pas envie de vous cacher quoi que ce soit ?
moi : Oui.
lui : Obtenir leur confiance,c’est donc la chose la plus importante ?
moi : Oui.
lui : Et puis vous ne connaissiez pas non plus leur langue, qui je crois n’est parlée que par trois ou quatre mille personnes. Comment l’avez-vous apprise ? Cela a-t-il été difficile ?
moi : Oui.
lui : Vous m’avez raconté dans le couloir que vous l’aviez apprise avec les enfants, car les adultes s’ennuyaient terriblement à vous voir baragouiner comme ça, et qu’il n’y avait ni dictionnaire ni interprète, puisqu’ils ne connaissent que leur propre langue.
moi : Oui.
lui : Vous avez donc attrappé cette langue au vol, comme un enfant. Vous avez d’abord appris à dire bonjour et merci, qui sont un seul et même mot, et puis de fil en aiguille, le reste est venu.
moi : Oui.
lui : Oui.
moi : Oui.
lui : Dans votre film, on voit des gens d’une grande pauvreté, mais on ne voit pas de misère, des gens qui vivent une vie simplifiée à l’extrême, mais qui semblent content de leur sort, et surtout, bien qu’il n’y ait pas grand chose que l’on puisse posséder, qui font preuve d’une extraordinaire cupidité.
moi : Oui.
lui : Ils ont une monnaie de coquillage, qui aussi est leur sujet de conversation principal. Ils ont une économie monétaire très sophistiquée, mais il n’y a rien à acheter dans les rayons des magasins, car il n’y a pas de magasins. Il n’y a guère quela forêt où l’on puisse se servir.
moi : Oui.
lui : Ils utilisent donc ces coquillages pour payer les fiancées et les cochons. Pour se marier il faut payer, on ne peut pas y couper ?
moi : Oui.
lui : Mais vous, là-dedans ?
moi : Oui ?
lui : Vous vouliez aider votre fils adoptif à acheter sa fiancée ? C’est lui qui vous avait appris cette langue ? Vous vous êtes efforcé de partager leurs
dettes et leurs crédits, c’était votre façon d’entrer dans leur intimité ?
moi : Oui.
lui : Votre film, pour l’essentiel, montre vos relations monétaires avec ces gens, vos négociations, vos échanges de monnaies de coquillage. Vous leur vendez de l’huile, des sabres d’abattis. Vous êtes devenu épicier pour gagner leur confiance ?
moi : Oui.
lui : On voit que vous l’êtes devenu malgré vous, que vous aviez horreur de ça, mais que vous vous êtes aperçu que vous n’aviez pas le choix, que c’était le seul moyen d’établir un contact : par le biais de l’intérêt, de la curiosité, de la richesse, de l’échange.
moi : Oui.
lui : Votre film raconte comment vous avez fabriqué la colle qui vous a permis de vivre en paix avec eux.
moi : Oui.
lui : Toute cette petite cuisine, les ethnologues n’en parlent jamais. Ils veulent nous faire croire qu’on les a appréciés pour leurs qualités personnelles, qu’ils n’ont pas eu de mal à s’intégrer dans leur village, et que tout le monde y était fort gentil. C’est ça, non ?
moi : Oui.
lui : Il y a une chose que je ne comprends pas bien : dans le film, il est dit que telle monnaie de coquillage peut payer la mâchoire d’une fiancée, telle autre son cœur. On paye la jeune fille par morceaux ? C’est ça ? Ce n’est pas très clair dans mon esprit.
moi : Non.
lui : Je regrette un peu que dans le film vous ne donniez pas plus d’explications au spectateur. Vous n’avez pas peur de le perdre ? Il ne comprend rien, il se lève et s’en va fumer une cigarette.
moi : Oui.lui : Mes questions vous ennuient ?
moi : Oui.
lui : Pourquoi ?
moi : Parce que ce film se passe en Nouvelle-Guinée, c'est-à-dire nulle part ; nulle part, c’est-à-dire n’importe où.
lui : Oui ?
moi : Je me suis donné du mal pour effacer l’exotisme,pour ne pas montrer le décor pour faire oublier que ces gens vivent nus dans un coin perdu, et qu’il paraît impossible de les comprendre.
lui : Oui.
moi : Lorsque je suis arrivé là-bas, je ne savais rien d’eux. Pourquoi ne voulez-vous pas vous mettre dans la même situation ? Est-ce qu’il faut vraiment faire comme à la télé,où on crache le morceau tout de suite ?
lui : Oui.
moi : Ces gens-là sont vos voisins de palier. Ne vous fiez pas à leur costume sombre. Ils s’appelent Robert ou Marcel, Jeanne ou Marie. Vous entendez parfaitement ce qu’ils vous disent, il suffit de bien les regarder. Ils ont des yeux et une bouche, comme vous. Vous avez avec eux des relations normales : ils trouvent que vous posez trop de questions, et ils n’aiment pas que vous oubliiez votre poubelle devant votre porte, c’est tout. Pour le reste, ils ne vous ont pas sifflé. Ça vous dit quelque chose ?
lui : Oui.
moi : Ce sont des paysans. Le reste n’a pas d’importance. La télé veut vous faire croire qu’il existe des sauvages, des gens qui se mettent des plumes sur la tête pour des raisons incompréhensibles, mais moi, je n’ai jamais vu de sauvages. Les sauvages, ça n’existe pas. Ces gens-là fument du tabac vert, voilà tout, ce n’est pas plus compliqué que ça.
lui : Oui.
moi : Donc vous emménagez à Bourg-la-Reine, et vous avez du mal à vous entendre avec vos nouveaux voisins.
lui : Oui.
moi : Voilà.
lui : Oui.
moi : Ils ne vous saluent pas quand vous les croisez dans l’ escalier.
lui : Oui.
moi : Leurs mômes sont toujours en train de vous piquer des cigare t t e s .
lui : C’est vrai.
moi : Ils font la gueule, vous faites la gueule.
lui : Oui.
moi : Un beau jour, vous vous apercevez que la nature même de ces relations défaillantes est un drôle d’objet à regarder, un objet qu’on ne regarde jamais, car on préfère les choses propres et nettes, les choses qui marchent.
lui : Oui.moi : Alors vous décidez de prendre une petite caméra et de filmer ces relations conflictuelles. Vous vous mettez à regardez les choses qui vous déplaisent, les choses que vous évitiez de voir, comme la manière dont vous donnez deux billets de cent plus une pièce de dix, ou bien l’étincelle d’intérêt dans l’œil d’un ami, ou bien des pieds dans la boue, ou bien rien.
lui : Oui.
moi : Vous regardez ce qui vous faisait honte : votre façon de donner trop ou pas assez, votre manière d’acheter la paix sociale avec de l’argent, votre
attitude parfois paternaliste , votre compréhension à contre - temps de la règle du jeu et de la valeur des choses.
lui : Oui.
moi : Vous vous apercevez que ce que vous filmez, ce sont des gens normaux. Et vous, vous entrez dans votre propre film. Vous ne gagnez pas au change.
lui : Non.
moi : Vous tournez ce film en caméra subjective. La caméra, c’est votre œil : quand ils vous regardent, ils regardent droit dans la caméra, et quand vous
montrez ce film, les spectateurs ont l’impression qu’on leur parle et qu’on les regarde.
lui : Oui.
moi : Vous n’avez pas envie de montrer ces gens comme s’ils étaient des poissons rouges dans un bocal, non ?
lui : Oui.
moi : Eh bien voilà.
lui : Oui.
moi : La caméra n’obéit plus à un point de vue objectif, celui du reportage télévisé par exemple, qui veut vous faire croire qu’il suffit de montrer les choses comme si on était le bon Dieu, comme si on était un observateur transparent, attaché au ciel par un fil, et qui aurait le droit de regarder simplement parce qu’il travaille pour la télé. Au contraire, dans ce film, que vous tournez avec stupéfaction, vous faites partie du spectacle, bien qu’on ne vous voie pas, sinon votre main, à l’occasion, quand vous donnez un biffeton. Ce n’estpas un film sur eux, mais sur eux et vous.
lui : Oui.

moi : Dès ce moment, comme par miracle, vous ne les emmerdez plus. Vous les acceptez enfin comme ils sont. Ils se mettent à apprécier que vous les filmiez, car pour la première fois vous ne posez plus de questions. Vos relations avec eux changent du tout au tout. Vous prenez les choses comme elles viennent, vous n’espérez plus de relations d’amitié idéale, désintéressée,authentique. Vous n’êtes donc plus déçu. Et eux, ils s’amusent beaucoup à vous voir faire. Ils deviennent drôles, ces rusés marchands de bestiaux. Ils vous font rire maintenant.
lui : Oui.
moi : Vous en apprenez autant sur vous-même que sur eux. Vous les voyez vous regardant. Et vous pouvez les filmer non pas parce qu’ils ont oublié la caméra, car ils ne l’ont pas du tout oubliée — est-ce que vous les prenez pour des imbéciles ? —, mais parce que vous avez gagné le droit de les regarder après toutes ces années passées à être l’objet de leur curiosité. C’est donnant donnant.
lui : Oui.
moi : Ce n’est donc pas un film de voyageur, ce n’est pas un film exotique, ce n’est pasun film sur les sauvages, ce n’est pas un joli film, ce n’est pas un film dépaysant, ce n’est pas un film en costumes : c’est un film moral.
lui : Oui.
moi : C’est-à-dire une comédie.
lui : Oui.
moi : C’est pour cela que les questions qu’on vous pose sur le décor, sur les anecdotes de votre aventure — et qui ? et où ? et quoi ? —, ça ne vous intéresse pas. Aucun intérêt. Tout ce qui est dit au lieu d’être montré est perdu.
lui : Oui.
moi : On va encore dire que vous êtes de mauvaise humeur, que vous avez passé trop de temps là-bas.
lui : Oui.
moi : On est bien d’accord, dans votre film, pas de Nouvelle-Guinée qui tienne ?
lui : Non.
moi : Si vous aviez eu du courage, vous l’auriez tourné chez vous, n’est-ce pas ?
lui : Oui.
moi : Alors vous dirigez la caméra vers moi, comme ça, et vous appuyez sur ce bouton, là.
lui : Oui.
moi : Allez - y, parlez.
lui : Oui.
moi : C’est votre film, n’hésitez pas.
lui : Oui.
moi : Allez-y.
lui : Mais qu’est-ce que je dois dire ?
moi : Vous avez une cigarette ?
lui : Oui.

propos recueillis par Stéphane Breton

Edité le : 23-06-04

22 nov. 2009

Domingo

19 nov. 2009

Felice Varini


18 nov. 2009

Laurie Anderson - Walking & Falling


I wanted you. And I was looking for you.
But I couldn't find you.
I wanted you. And I was looking for you all day.
But I couldn't find you. I couldn't find you.

You're walking. And you don't always realize it,
but you're always falling.
With each step you fall forward slightly.
And then catch yourself from falling.
Over and over, you're falling.
And then catching yourself from falling.
And this is how you can be walking and falling
at the same time.

17 nov. 2009

Raidorée

Tropique (suite)

Debout dans la cour avec un œil de verre, seule la moitié du monde est intelligible. Les pierres sont humides et moussues, et dans les crevasses se tapissent les oiseaux noirs. Une énorme porte barre l'entrée de la cave; les marches sont glissantes et souillées de crottin de chauve-souris. La porte se gonfle et cède, les gonds sont croulants, mais la plaque d'émail est en parfaite condition; elle dit : "N'oubliez pas de fermer la porte! " Pourquoi fermer la porte ? Je ne comprends pas. Je regarde à nouveau la plaque, mais elle n'y est plus; à sa place, une vitre en couleurs. J'enlève mon œil artificiel, je crache dessus, je le polis avec mon mouchoir.

Une femme est assise sur un dais au-dessus d'un immense pupitre en bois sculpté; elle a un serpent autour du cou. La salle entière est tapissée de livres et d'étranges poissons qui nagent dans des globes de couleur; il y a des cartes terrestres et marines sur le mur, des cartes de Paris avant la peste, des cartes du monde antique, de Carthage, de Carthage avant et après le sac. Dans un coin de la chambre, je vois un lit en fer et un cadavre dessus; la femme se lève avec lassitude, enlève le cadavre du lit, et, distraitement, le jette par la fenêtre. Elle revient au massif bureau sculpté, sort un poisson rouge du globe et l'avale. Lentement la chambre commence à tourner et un à un les continents glissent dans la mer; il ne reste que la femme, mais son corps n'est qu'une masse géographique.

Je me penche par la fenêtre et la tour Eiffel et du champagne qui fuse; elle est entièrement construite avec des chiffres et enveloppée d'un linceul de dentelle noire. Les égouts gargouillent furieusement. Partout des toits, chargés d'exécrables dessins géométriques. On m'a éjecté du monde comme une cartouche. Un brouillard épais s'est installé, la terre est barbouillée de graisse figée. Je peux sentir la ville palpiter, comme si elle était un cœur à l'instant extrait d'un corps tiède.

5 nov. 2009

Parce que c'est décoratif. Aussi.

C'est l'idée du nouveau papier peint qui recouvre les murs des cabinets de la maison de poupées de Marcelline Crane. Elle s'y rend plus fréquemment, et de ce fait, y varie ses activités...
C'est ce qui s'appelle marquer un territoire : l'image de soi, image symbolique, a su trouver une adéquation avec une image pratique, palpable et plastique provenant de l'extérieur et dont elle s'est emparée. Autrement dit, la représentation mentale que tout un chacun se fait de son environnement quotidien, par l'appropriation progressive et choisie de certaines de ses/ces images -- véhiculées par l'architecture, les reliefs, la matière,
contribue à définir le pourtour d'une identité. Le stock d'images que contient mentalement un agent social se compose ainsi de séries de photographies mentales, représentatives et de son lien sensible à l'environnement et de la force d'impact de ce même environnement sur lui.
...sur le trône, elle pense. Ouvre et ferme les yeux successivement, cligne ainsi de plus en plus vite, jusqu'à confondre les impressions. De l'impression visuelle à l'impression ressentie, de la réception des rayons lumineux par la pupille jusqu'à l'analyse des fichiers transmis par le nerf optique au lobe occipital, il s'agit à parier d'un processus cognitif dont Marcelline Crane est encore bien loin d'explorer les confins mais dont la qualité extatique constatée n'est plus bien loin d'atteindre les hautes sphères psychotropiques.

Dérives métropolitaines et Tropique du cancer / Henri Miller

Entrer la tête la première, le corps, la sonnerie, stridente comme un premier mercredi du mois, en même temps dans le wagon, pousser celui qui se tient à l'entrée et bouche le passage. Démarrer en même temps que le métro, pointant l'équilibre. Apercevoir entre une rangée de quatre derrières regroupés sur une banquette longitudinale un bouquin entrouvert, des yeux qui parcourent le bouquin, des mains qui le tiennent, des doigt qui glissent les pages avec netteté. C'est Marcelline Crane, ainsi vous la reconnaîtrez. Elle en oublie les stations, se rend rarement d'un point à un autre sans grimper ou descendre inutilement, parcourt les lignes sans plaisir mais par absorption, oublie intentionnellement les signaux, monte les marches toujours en courant, les court aussi, dans l'autre sens, toujours en mouvement, pas un escalator à l'arrêt. Une fois dans la rame, le livre resté entrouvert, l'index marquant la page, durant le déplacement transitoire, Marcelline s'assoit, et tout en même temps s'amuse d'observer ses voisins à la dérobée comme d'ouvrir Tropique du Cancer dans le lieu public par excellence. Extrait(s).

" Tandis que Claude - eh bien, avec Claude, il y avait toujours une certaine délicatesse même quand elle entrait sous les draps avec vous. Et sa délicatesse m'était une offense. Qui veut donc d'une grue délicate ! Claude allait même jusqu'à vous demander de tourner la tête quand elle était accroupie sur le bidet. Erreur que tout ça ! Un homme, quand il brûle de passion veut voir les choses; il veut tout voir - et même comment elles font pipi. Et tandis qu'il est très bien de penser qu'une femme a un esprit, la littérature venant du cadavre glacé d'une grue est la dernière chose à servir au lit. Germaine était dans le vrai; elle était ignorante et ardente, elle se mettait à la besogne corps et âme. Elle était putain corps et âme et c'était là sa vertu !

Du soft, du littéraire, du grammaticalement correct, extrait presque plat qui me conduit à vous présenter un autre passage, peut-être plus représentatif des cinq premiers chapitres que Marcelline vient d'achever.

" Dans la même vitrine : Un homme est découpé en tranches ! Chapitre Un : l'homme aux yeux de sa famille. Chapitre Deux : le même, vu par les yeux de sa maîtresse. Chapitre Trois : - Pas de chapitre trois. Faudra revenir demain pour les chapitres Trois et Quatre. Tous les jours, l'étalagiste donne une nouvelle page. Un homme découpé en tranches ... Vous ne sauriez croire comme je suis furieux de n'avoir pensé à un titre comme ça ! Où est-il ce type qui écrit : " le même vu par les yeux de sa maîtresse ... le même vu par les yeux de ... le même ..." ? Où est ce type ? [...] Eh bien ! Va te faire foutre ! Je le félicite tout de même! Voici une autre tranche pour vous - pour votre prochain livre! Téléphonez-moi un de ces jours. J'habite Villa Borghèse. Nous sommes tous morts, ou mourants, ou sur le point de mourir. Nous avons besoin de bons titres. Nous avons besoin de viande - des tranches et des tranches de viande - aloyaux tendre et juteux, filets mignons, rognons, couilles de taureau, riz de veau. Quelque jour, quand je me retrouverai au coin de la 42e rue et de Broadway, je me rappellerai ce titre et je mettrai tout ce qui me passera dans la caboche - caviar, pluie qui pisse, graisse de parapluie, macaronis, andouillettes - j'en mettrai des tranches sur tranches !

Il y a plus subversif. Mais je ne l'y ai pas encore trouvé.
Marcelline
se déplace en vélo désormais.

3 nov. 2009

La matière des idées : entretien avec Jack Goody [klik me]

Si on avait oublié que l’objet de l’anthropologie, c’est l’homme, l’œuvre de Jack Goody est là pour le rappeler. Des alphabets aux fleurs, de la cuisine à la famille, des religions aux renaissances (son objet du moment), ses travaux impressionnent par l’ampleur et par le style. Visée théorique générale, érudition universelle, comparaisons grand angle (Europe, Afrique, Inde, Chine, Proche et Moyen-Orient), mises en relation tous azimuts (ce que l’amour des bouquets doit à l’invention de la charrue, Euclide à celle de l’écriture, l’Occident à l’Islam – ne lui en déplaise –, etc.) : ce matin-là à Bouzigues, le village de l’Hérault où il réside lors de ses séjours en France, nous avions un peu l’impression de manger des croissants avec Marcel Mauss.

Si Goody n’avait pas de sérieuses réserves envers Mauss, à ses yeux coupable, comme bien d’autres anthropologues, d’avoir tracé un Grand Partage entre l’Occident et le reste du monde, la comparaison ne serait pas tout à fait absurde. De la même manière que Mauss a sidéré son monde, un beau jour, en rassemblant sous la catégorie « techniques du corps » tout un ensemble d’observations éparses, éclairant du même coup ce que le social fait au corps et le corps au social, Goody a stupéfait ses lecteurs en rapprochant, lui aussi, deux termes dont l’entrechoc n’a pas fini de produire des étincelles : « technologie de l’intellect ». C’est ainsi qu’il propose de considérer l’écriture, cet art graphique du langage dont l’invention, il y a 5000 ans, a bouleversé le cours de l’aventure humaine.

La pensée, activité purement idéale ? L’écriture, simple notation de la parole ? Loin de là. D’une part, comme n’importe quelle autre pratique, la nage ou la guerre, le sexe ou la chasse, la pensée en passe par des techniques ; d’autre part, en tant qu’outil de la pensée, l’écriture a des effets d’une puissance sans pareil. Des effets cognitifs, évidemment : écrire, c’est compiler, compiler permet de comparer, comparer invite à mesurer, dans la mesure s’élaborent des formes de raisonnement abstrait. Mais aussi des effets sociaux et politiques : forte de ses performances scientifiques et artistiques, la « raison graphique » subordonne la pensée orale, et avec elle les sociétés et les classes qui ne maîtrisent pas l’écriture – l’immense majorité des hommes jusque très récemment.

Depuis, Jack Goody a diversifié ses objets. Mais sa conception de l’écriture trace une ligne qui parcourt tout son travail : d’un côté, combat pied à pied contre l’ethnocentrisme, d’un livre à l’autre (non, l’Occident n’a pas inventé l’amour porté aux enfants, non, il n’est pas le seul à avoir connu une Renaissance) ; de l’autre, refus d’un relativisme qui nie les plus beaux progrès de l’humanité : à l’échelle macro-historique comme dans l’histoire d’une vie, l’invention, l’apprentissage et la maîtrise de certaines techniques, l’écriture en premier lieu, cela change tout. Égalité des intelligences, différences d’outillage : voilà l’universalisme goodien.

On sent venir l’objection. De ses sympathies communistes d’antan, Jack Goody n’aurait-il pas gardé un vieux fond techniciste ? Chercher à montrer ce que les activités humaines, jusqu’aux plus spirituelles, doivent à des technologies, fussent-elles de l’intellect, n’est-ce pas aussi réducteur que résumer la féodalité à ses moulins ou coupler les Soviets à l’électricité ? N’y a-t-il pas, chez Goody, un déterminisme ? C’est tout le contraire. Souligner l’importance des techniques, c’est dire nos facultés d’apprentissage, nos accroissements d’aptitude, nos capacités créatives : ouvert sur une politique de l’empowerment, le savoir de Goody est un matérialisme gai.

la suite dans Vacarme
par Stany Grelet, Éric Guichard & Aude Lalande

Switch by Ellen Rogers